dimanche 4 mai 2008

La rive

Passer de l'autre côté... Cela m'obsède, me presse depuis tant de siècles... Passer de l'autre côté, franchir la rivière, voir ce qu'il y a au-delà des montagnes sombres de l'est. J'en vois passer des centaines, des milliers, des dizaines de milliers. Depuis que je suis ce que je suis, j'en ai vu passer des millions. Aurais-je seulement la force. Il m'avait prévenu. Comme condamnation, j'entends chaque instant ça voix profonde et puissante me le dire, me prévenir... Me punir. Accepter ce don, c'est aussi maudire mon âme. Me voir refuser l'accès à la rédemption... A la mort. Dieu, pourquoi ne t'ai-je écouté ? Nul chemin ne mène plus de l'autre côté que celui-ci. Je l'ai accepté... Mais j'étais jeune ! Stupide... Naïf... Il m'a proposé le cadeau, le don, la transmission... Et de mon enfance, de mon humanité hasardeuse et maladroite, j'y ai vu un don magnifique. Ô imbécile que j'étais. Comme les hommes sont heureux d'êtres des hommes... Des mortels. J'ai vécu... Combien ? Dix ans ? Un siècle ? Deux, avant de comprendre, comprendre que la vie ne méritait pas d'être éternelle, que la vie était une souffrance et que de par ma stupidité, cette souffrance, cet enfer n'aurait pas de fin. Une nuit, alors que je n'avais que dix-huit ans tout au plus, je n'arrive même plus a m'en rappeler... Une nuit, il est venu. Je me rappelle sa peau laiteuse, ses yeux lumineux, sa silhouette iridescente dans l'obscurité. C'était un damné, un demi-démon affamé... Cette nuit là, il m'a pris, il a bu tout ce que j'avais à lui donné... Son étreinte, la première extase de mon existence... La dernière. Le seul moment où je suis sentis vivre. Quand ses dents se sont enfoncé dans ma gorge, quand sa langue est venue caresser ma peau. J'ai frissonné, tous mes poils se sont hérissés. Je voulais... Ma gorge s'est déchirée avec une douceur inénarrable, impossible a retranscrire. Je n'ai jamais connu l'amour d'une femme, mais je doute que la jouissance obtenue équivaille, ne serait-ce qu'approchante, ce que j'ai vécu à cet instant... L'a t-il su ? L'a t-il senti ? A t-il perçu à travers moi, comme je l'ai moi-même ressenti plus tard, toute la force des sentiments qui m'ont saisi. Il n'empêche que cela fut bien trop court... Une éternité dans un souffle... Quand je suis tombé au sol, arraché à son étreinte, j'ai ressenti une souffrance ignoble et obscure... La peur de la mort s'est insinuée en moi... Je mourrais... Il s'est penché sur moi et m'a repris dans ses bras... J'ai gémi, heureux de retrouver là son contact... Et quand il m'a proposé... J'ai accepté... Fou de joie... J'étais heureux... J'avais l'impression de l'être pour la première fois de ma vie. Je ne l'ai jamais revu. Est-il mort ? Brûlé par le soleil ? Un vieil érudit m'a dit un jour que notre âme n'étais pas pour autant libérée, que la souffrance devenait infinie sans corps pour la protéger du monde matériel... Quand savait-il lui ? Rien, comme moi... Condamné comme moi à errer sans comprendre, sans savoir, sans pouvoir... Seulement animé par la soif...
Le temps a passé... Beaucoup de temps... D'innombrable nuits... J'ai vu des villes se battirent, des guerres commencer et se terminer, des civilisations disparaître... Et puis, ne supportant plus le... passage du temps... J'ai cherché un moyen. Pas un moyen de disparaître, il aurait suffit pour cela de plonger mon regard dans celui de Ra pour ne plus exister... Non, un moyen de laver mon âme de mes pêchés, un moyen de mourir... Vraiment. J'ai cherché, j'ai combattu... Et puis, je suis arrivé ici... Aux portes de la mort... Au bord du Styx... Je l'ai cherché longtemps, la porte vers ce monde... Et puis j'ai fini par la trouver... Cachée au plus profond de chacun de nous... Dans le coeur de chaque hommes... Mais voilà des siècles que je le regarde sans oser le traverser... Car l'épreuve est immense... Insoutenable... La première fois que j'ai tenté de le franchir... Toutes les colères du monde... Toutes les souffrances que j'ai infligé... Tous les morts que j'ai amené ici mordirent mes jambes, hurlèrent à mes oreilles... Ma peau s'était comme déchirée sous l'attaque de leurs ongles... Et pourtant... Il me faut traverser... Une fois mon âme de l'autre côté... Sur l'autre rive... Le démon qui m'habite sera bien forcer de me libérer... Je crois...
Mon pied s'enfonça dans l'eau calme du fleuve qui se mis immédiatement à bouillonner... Leurs cris s'élevèrent... Ou bien peut-être le mien, comme savoir quand c'est la folie même qui parle et écrit ce récit... La douleur m'arracha des larmes tandis que je m'enfonçais toujours plus... Avancer... Ne pas reculer... Immortalité... De l'autre côté... C'est là le... Je mourrais... Châtiment infini.

--- Eleken,
Un dimanche chaud qui préfigure l'été
(comprendre bière+musique+doigts de pied en éventail :op)

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